CGT : dans l'oeil du cyclone...

Publié le par P. Morsu

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Présentation par l’auteur

L’article présenté dans ces pages fut soumis à la revue de la LCR, « Critique Communiste » afin d’être intégré à un dossier sur « la question syndicale » prévu pour le numéro de janvier 2009.

J’eus vite vent des fortes réactions de rejet que cet article (ainsi que 2 autres) suscitait de la part d’un secteur de la direction du travail « entreprises » de la LCR. En tout cas, après 3 mois de palinodies tragi-comiques, je fus donc informé de la non-publication de ce texte.

Pourtant « Critique Communiste » est une revue qui s’enorgueillit de sa tradition d’ouverture – des gens aussi éloignés de la tradition trotskyste que P. Khalfa ou C. Autain y publient des textes d’intérêt d’ailleurs très variables.

Le lecteur sera donc en droit de se poser la question : qu’est-ce que cet article avait de si terrible ? Je laisse le lecteur libre de sa réponse…


Débattre utilement des échéances face auxquelles se situe le mouvement syndical implique nécessairement de commencer par analyser la situation de la CGT, en prenant la mesure de son évolution au cours de la dernière période.

Rapprochement syndicats – État, patronat

En 1940, déjà, dans un article inachevé, Trotsky notait la tendance des organisations syndicales à se rapprocher, voire s’intégrer au pouvoir d’État (capitaliste) [1]. A dire vrai, c’était largement une anticipation; elle se vérifia par la suite. En Europe occidentale, c’est surtout après 1945 que cette tendance prit toute son ampleur – en France, on sait que la CGT prit une part décisive à la reconstruction de l’État bourgeois. Ainsi, le programme du CNR (Conseil national de la résistance) de 1944 se prononçait pour « des syndicats dotés de larges pouvoirs »…. au sein d’un État de type capitaliste. Dans ce cadre, tout un réseau d’organes de cogestion fut progressivement mis en place, et les syndicats furent promus au rôle de « partenaires sociaux » – c’est tout dire.

Évidemment, l’instauration de la V° République systématisa ces processus. La doctrine officielle du gaullisme était celle de « l’association capital-travail », rendue possible grâce à la « participation ». Sa logique, c’était la mise en place de structures d’accompagnement de l’exploitation capitaliste sur les ruines des organisations syndicales de classe, des structures ayant vocation à centraliser la résistance à cette exploitation, voire à l’abolir.

Ces objectifs ne purent être atteints, et les syndicats existent toujours. Il n’empêche que des pas significatifs eurent lieu dans cette voie. Depuis les années 1980, la tendance s’est même renforcée. Des lois Auroux (1982) à celle de Larcher (2006) sur le « dialogue social », au nom du « management participatif », « moderne », on a assisté à une multiplication des instances dont la logique est celle de l’intégration des syndicats, sur fond de désyndicalisation.

Évoquant le cas du Conseil d’orientation des retraites, auquel la direction CGT participe assidûment, le rapport Chertier sur le dialogue social (2006) se félicitait qu’il ait permis « de rapprocher les points de vue sur le diagnostic du système de retraites, préalable indispensable à la réforme. ». Sans commentaires !

Institutionnalisation

Si on ne peut encore parler de changement de nature de la CGT, il faut quand même insister sur l’impact qu’ont eu ces processus au sein même du mouvement ouvrier. Jusqu’aux années 1980, la CGT était basée sur un immense réseau de délégués structurant la classe ouvrière, animant sa résistance quotidienne à l’exploitation – quoiqu’on pense de l’activité de ces « cadres organisateurs ». Ce réseau a désormais largement disparu, surtout dans le privé.

Paradoxalement, l’appareil de la CGT ne s’est pourtant pas réduit pour autant. Il semblerait même avoir continué à se renforcer ces dernières années. Selon le rapport Haddas-Lebel, en 2003, 35% des ressources de la CGT provenaient des cotisations des membres. Autrement dit, l’appareil de Montreuil vit avant tout de subventions patronales et étatiques.

Évidemment, ces modifications ont un impact important dans les entreprises. A juste titre, deux « experts », Dominique Andolfatto et Dominique Labbé remarquent que « les syndicalistes sont devenus des professionnels de la représentation, souvent mis à disposition des appareils syndicaux par les administrations et les entreprises. » [2] Dans un autre travail, Andolfatto précise que « les syndicats français tirent leurs ressources de l’institutionnalisation de leur rôle dans les relations professionnelles et, plus largement, dans le dispositif du paritarisme (…) évolution a renforcé le rôle des bureaucraties syndicales devenues « fonctionnaires du social » (…). Cela favorise aussi l’émergence du rôle d’expertise des syndicats, leur intégration dans les mécanismes du gouvernement d’entreprise » [3] (nous soulignons).

« Une nouvelle CGT »

Mais toutes ces évolutions sont évidemment inséparables des processus à l’œuvre au sein même de la bureaucratie cégétiste, eux-mêmes inclus dans des processus plus généraux de décomposition du mouvement ouvrier. Historiquement cette bureaucratie n’était qu’un segment de celle du PCF. Avec la chute de l’URSS, l’appareil du PCF s’est délité.

Progressivement, à partir de 1995, sous la direction de Viannet puis de Thibault et Le Duigou, l’appareil cégétiste s’est mis à son compte.

Mais pour pouvoir durablement tenir, la direction CGT devait se doter d’une orientation. Le livre du numéro deux de la centrale, Le Duigou (« Demain le changement », 2005) en fournit le socle « théorique » : « La démarche syndicale doit s’identifier à ces nouvelles conquêtes, dans le cadre d’une économie de marché qu’il s’agit de transformer (…) Le marché, nous le connaissons. Nous cherchons à l’orienter, à le maitriser, à le transformer. Nous ne sommes pas pour l’abolir (…) » Bref, il s’agit de couper la CGT de sa propre histoire, d’abandonner officiellement les objectifs traditionnels du syndicalisme de classe (son texte fondateur, la charte d’Amiens [4], se prononçait pour « l’expropriation capitaliste »).

Problème : quelles sont ces « conquêtes » dont parle Le Duigou, sachant que la voie du réformisme est bouché, à l’heure où le Capital revient sur un acquis après l’autre ? En fait, Le Duigou ne cache pas son peu d’enthousiasme pour l’action revendicative traditionnelle et ses « objectifs revendicatifs réducteurs ». Ce dont il s’agirait, c’est de « de faire entrer la démocratie dans l’entreprise », d’intervenir sur le terrain de la gestion capitaliste : « la négociation aujourd’hui doit donc prioritairement porter sur ces questions d’organisation du travail, d’amélioration des qualifications et des compétences, de droit à une mobilité garantie et protégée (…) Un nouveau statut du travail a besoin de se construire consacrant les droits d’intervention des salariés sur la gestion. »

Le but n’est donc plus de contester, de résister à l’exploitation capitaliste mais de l’aménager. L’objectif serait de passer d’un syndicalisme de classe au « syndicalisme d’accompagnement », focalisé sur ce « gouvernement d’entreprise » mentionné plus haut. En tout cas, il ne s’agit pas de défendre les revendications, les acquis. Le « droit à la mobilité » « revendiqué » par Le Duigou à l’heure où c’est une exigence centrale des patrons et de l’État est d’ailleurs significatif de ses objectifs.

Les étapes d’une offensive

Il serait fastidieux de reprendre l’ensemble des épisodes de l’offensive menée par la direction contre la CGT pour modifier le caractère de la centrale. Mais quelques repères sont indispensables.

Dès 1995, la Charte d’Amiens – le socle théorique du syndicalisme de classe dans ce pays – fut abandonnée au profit de statuts moins « idéologiques ». C’était le début de l’offensive visant à faire passer la CGT « d’un syndicalisme de contestation à un syndicalisme de propositions ». Parallèlement, la direction se prononce pour « un syndicalisme rassemblé ». Autrement dit, elle entame un processus de rapprochement avec l’organisation qui symbolise en France le syndicalisme d’accompagnement, la CFDT. En 1998, Thibault et Le Duigou firent adhérer la CGT à la CES (Confédération européenne des syndicats), organisation qui se fixe pour « objectif majeur » « de promouvoir le modèle social européen et d’œuvrer au développement d’une Europe unifiée de paix et de stabilité ». Il s’agissait donc d’un ralliement à l’Europe libérale, qui déploie sa politique de dumping social sur tout le continent.

Sans doute est-ce à partir de 2003 que l’on put mesurer l’ampleur du chemin déjà parcouru. La trahison cynique du mouvement de mai-juin en défense des retraites matérialisa le tournant. En fait, toute la période du second septennat Chirac fut celle d’une collaboration quasi-ouverte entre la direction syndicale et le pouvoir – on se souvient par exemple du sinistre « diagnostic partagé » sur la Sécu. Rappelons aussi de l’épisode du Traité constitutionnel européen (2005).

En rupture avec les orientations traditionnelles de la centrale, la direction syndicale était pour un soutien plus ou moins ouvert à l’opération de Chirac. Ce n’est que la pression des syndiqués, relayée au sein de l’appareil par les cadres intermédiaires, qui fit capoter l’opération (Thibault fut alors mis en minorité au Comité confédéral national). On notera au passage que cet épisode démontre que l’intervention dans les syndicats sur une ligne de lutte de classes n’est pas vouée à l’échec.

Il faut enfin rappeler l’année 2007. On sait qu’en octobre-novembre, la direction CGT fit tout pour éviter la grève à la RATP et la SNCF, n’hésitant pas, pour satisfaire Sarkozy, à aller au heurt frontal contre sa base. Tout le monde ne fut pas perdant dans cet épisode, si l’on en croit la presse : « pour l’instauration du droit d’alerte à la RATP, le PDG Pierre Mongin a accepté de financer 50 permanents de la CGT… » [5]

La loi sur la représentativité syndicale

Depuis l’élection de Sarkozy, on est passé à une nouvelle étape des relations de la CGT avec le patronat et le pouvoir. Celui-ci sait bien que la collaboration des directions syndicales lui est essentielle. Tirant les leçons de l’échec chiraquien sur le CPE, Sarkozy écrit : « notre histoire sociale est suffisamment jalonnée de projets menés à la hussarde, sans concertation, et qui se sont soldés par de retentissants échecs, pour qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec l’idée d’un État qui serait seul à même de savoir ce qui est bon pour notre pays. » [6]

Par contre, encore plus qu’avant, Sarkozy et Parisot exigent des bureaucraties qu’elles satisfassent leurs exigences sans barguigner. Or force est de constater qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Le tableau ci-dessous présente le taux de signature des accords au niveau national. Il montre que gouvernement et MEDEF sont encore loin d’avoir pu domestiquer la CGT – où une résistance sourde persiste jusque dans les profondeurs de l’appareil.

 
  1988 1998 2005 2006
CGT 26 33 33 35
CFDT 60 69 75 76
FO 75 75 74 72

A ce propos, D. Labbé et G. Nezosi remarquent fort justement que si « la dépendance financière et matérielle des syndicats envers les employeurs déséquilibre la négociation d’entreprise », « seule la division entre les syndicats permet au patronat et à l’administration de faire passer une bonne partie de leurs textes » [7]. C’est dans ce contexte que le gouvernement mit en place l’opération de la représentativité syndicale. Celle-ci reposait sur l’idée de donner à la direction cégétiste le statut d’interlocuteur privilégié du gouvernement et du MEDEF. Elle avait en effet gagné en « crédibilité » à leurs yeux après le bradage de la mobilisation de la RATP et de la SNCF sur les régimes spéciaux de retraite.

Inutile de revenir sur tous les aspects de cette opération. Mais sans doute n’a-t-on pas prêté assez attention à ce qui en est le cœur : la mise en place des « accords majoritaires », salués par Sarkozy. Le Figaro (23/05/2008) explique ce que sont ces accords pour la fonction publique :

« Exemple schématique, sur les salaires : le ministre entre en négociation en proposant une hausse de 0,5 %, les syndicats exigent 2 %. Après une nuit de négociation, c’est l’échec. Le ministre, magnanime, accorde 1 %. Les syndicats claquent la porte et en appellent à la rue.

Une comédie de boulevard bien rodée… À l’avenir, il faudra un accord avec les organisations représentant au moins la moitié des fonctionnaires, faute de quoi ces mêmes syndicats devront aller expliquer à leur base qu’elle doit se contenter des 0,5 % de départ ! »

En d’autres termes, le mécanisme des accords majoritaires désormais applicable n’est rien d’autre qu’une machine à faire reprendre par les syndicats les exigences de la bourgeoisie !

Le 49° congrès

D’autres échéances sont encore devant nous. Le 49° congrès de la CGT se déroulera fin 2009.

La direction prévoit d’en faire une étape de plus dans la dénaturation de la centrale : il faudrait, selon elle, avancer dans la voie de la « réorganisation » de la CGT. De quoi s’agit-il ?

On sait que la structure de base de la CGT est le syndicat. Il y a actuellement une myriade de syndicats, regroupant souvent un nombre limité d’adhérents. Ces syndicats se regroupent ensuite au niveau professionnel (fédérations) et local (unions locales et départementales). Ce type d’organisation pose plusieurs problèmes à la bureaucratie de Montreuil. D’abord, cette organisation très décentralisée rend malaisé son contrôle étroit. Par ailleurs, l’expérience a montré qu’elle est très perméable à l’expression de la base, et permet une certaine autonomie d’intervention sur une orientation combattive. Qu’on se souvienne, par exemple, de l’avalanche de protestations qu’a suscitées la signature de l’accord sur la représentativité syndicale. Ou encore, du rôle très positif joué par de nombreuses unions locales dans le mouvement de grève des travailleurs sans-papiers.

L’objectif serait donc d’aboutir à la constitution de syndicats de site, de bassin d’emploi, plus aisément contrôlables. Par ailleurs le nombre de fédérations serait revu à la baisse. C’est très exactement ce type de restructuration qu’ont subi les syndicats britanniques et allemands il y a quelques années. Il a largement permis que ces organisations épousent fidèlement la ligne anti-ouvrière des gouvernements Schröder ou Blair. Au final, le projet aboutirait donc – c’est le but recherché – à assurer la prééminence d’une mince couche de bureaucrates « spécialistes », étroitement liés à la bourgeoisie, et de limiter au maximum le pouvoir des couches de l’appareil les plus sensibles à la pression de la classe ouvrière – par exemple les responsables d’union locale.

Défendre la CGT

Il y a 75 ans déjà, Trotsky – toujours lui – écrivait : « au cours de plusieurs dizaines d’années les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne : les syndicats, les partis, les clubs de formation, les organisations sportives, les coopératives, etc. Le prolétariat peut arriver au pouvoir non dans le cadre formel de la démocratie bourgeoise mais par la voie révolutionnaire : ceci est démontré aussi bien par la théorie que par l’expérience. Mais c’est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d’appui de démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’État bourgeois. » [8]

Pour cette raison même, la bourgeoisie ne peut renoncer à dénaturer et se subordonner les organisations ouvrières. Son idéal politique, c’est un prolétariat complètement atomisé négociant sa pitance de gré à gré avec les patrons selon les lois de l’offre et la demande, sans la moindre entrave. On n’en est certes pas là. Il n’empêche qu’on ne peut que constater les progrès faits dans la voie de la domestication du mouvement ouvrier ces dernières années. Et le fait est que la bourgeoisie a trouvé dans cette offensive un nouveau et puissant allié avec la direction confédérale de la CGT.

Il nous revient d’être au premier rang de la lutte pour la défense de la CGT, contre l’offensive menée par sa direction. Dans ce cadre, contre la mise en laisse du mouvement ouvrier, il est indispensable de se poser en défenseurs intransigeants de l’indépendance syndicale authentique : vis-à-vis des patrons et de leur État. Pour une CGT indépendante de l’Etat et des patrons, de leur argent, comme de leurs instances ! Pour l’unité contre Sarkozy et Parisot, contre le « dialogue social » !


Notes

[1] Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste », 1940.

[2] Dominique Andolfatto et Dominique Labbé : Sociologie des syndicats, La Découverte, 2007.

[3] D. Andolfatto & al. : Les syndicats en France, La Documentation française, 2008.

[4] Ceci ne signifie pas que les conceptions véhiculées dans cette Charte ne méritent pas un examen critique. Voir à ce propos le texte de Trotsky «Syndicalisme et communisme » (1929), disponible sur le site Internet marxists.org.

[5] Le Nouvel Observateur, 6 décembre 2007.

[6] Le Monde, 18.4.2008.

[7] D. Andolfatto & al. : Les syndicats en France, op. cit.

[8] Cf. La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, in Comment vaincre le fascisme ?

Publié dans Syndicalisme

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